L’écrivain irakien Sinan Antoon dépeint, dans son roman Ave Maria, la solitude d’un vieil homme, de confession chrétienne, qui ne veut pas quitter sa maison en Irak. Car s’exiler, c’est pour lui, vivre une autre misère ailleurs!
Entouré de souvenirs dans sa grande maison vide, située dans le quartier chrétien de la ville de Bagdad, Youssef y circule de pièce en pièce, comme on déambulerait dans les salles d’un musée – traversant les différentes époques d’une vie, la sienne – un regard nostalgique mais serein posé sur les portraits de ses parents et de sa fratrie, se remémorant les moments de joie et de tristesse de sa famille, avant que les membres qui la composent ne décident de se disperser aux quatre coins du monde, pour fuir un Irak en guerre, comme tant d’autres chrétiens d’Orient, et avant que la mort ne vienne chercher ceux qui y sont restés.
Sinan Antoon donne le la dès le commencement du livre: c’est dans le passé que se trouve le réconfort quand le présent n’est que désolation. Et pour Youssef, tiraillé dans son raisonnement par sa jeune nièce Maha, cette position est assumée.
« Est-ce que je fuis vraiment le présent pour me réfugier dans le passé comme elle m’en fait le reproche? Même si c’était vrai, quel mal y aurait-il à cela, quand le présent est piégé, bourré d’explosions, de crimes et d’atrocités? Le passé, c’est un peu mon jardin, que j’aime et soigne comme s’il était ma fille. Je m’y réfugie pour fuir le vacarme et la laideur du monde. Il est mon paradis en plein cœur de l’enfer, « ma région autonome à moi » comme je l’appelle parfois. Je le défendrai de toutes mes forces, car lui et la maison sont tout ce qui me reste. »
L’auteur irakien revisite l’histoire familiale de son personnage, à travers les photos encadrées, accrochées aux murs ou disposées sur les meubles, et des prénoms des personnes qui y apparaissent, dont celui de Hinna, la sœur ainée de Youssef, tant aimée, qui s’en est allée un matin d’octobre, sept ans auparavant. Son prénom résonne comme un écho dans les chambres et les couloirs sombres de la maison. Sa bienveillance et sa piété se retrouvent dans chaque objet qu’elle y a laissé. Au fil des souvenirs, reviennent à la surface, les débats animés entre le frère et la sœur, sur la débâcle politique du régime en place et la destruction certaine de l’Irak par les américains. Mais aussi, la crainte de Hinna de voir un jour la minorité chrétienne complètement décimée par le communautarisme qui ne laisse guère le choix entre la conversion, l’exil ou la mort.
Sinan Antoon fait de ces inquiétudes le point d’ancrage de ce roman, pesant chaque mot, analysant chaque argument, racontant l’histoire de l’Irak à la lumière de la vie ordinaire d’une famille chrétienne de Bagdad. L’écrivain y déclame des poèmes arabes tirés d’un diwân, et laisse place au chant irakien, comme le maqâm, rappelant, s’il le fallait, la richesse de la culture arabe dans cette partie oubliée du monde.
Malgré les guerres, la vie suit son cours en Irak. Les commerces sont ouverts, les citadins sortent de chez eux pour vaquer à leurs occupations, travailler au sein des administrations, traversant la ville de Bagdad, d’un checkpoint à un autre, d’un quartier à un autre, à la rencontre d’amis, de toutes confessions confondues, une manière de résister ensemble contre la violence au quotidien qui détruit Bagdad, ses hommes et ses palmiers.
Car pour Youssef, fonctionnaire à l’office national des dattes, la coupe récurrente des palmiers par les snipers américains et le spectacle négligé des palmiers dans les jardins des maisons, est une offense qui se rajoute à l’ignominie de la guerre sans fin. L’écrivain irakien élabore un parallèle touchant et poétique entre les palmiers et les hommes et confirme le lien sacré qui les unit en Irak. Préserver l’un, c’est protéger l’autre, puisque les deux sont intimement liés à la terre qui les porte:
« Je savais et répétais sans cesse qu’il en va des palmiers comme des hommes, que ce qui fait du tort ou du bien aux uns fait du tort ou du bien aux autres, que les guerres leur coupent la tête uniformément. Les propriétaires de la maison devant laquelle je passais avaient-ils émigrés ou est-ce que ses nouveaux occupants n’aimaient pas les palmiers? Mais y a t-il un seul Irakien qui n’aime pas les palmiers? Est-ce possible? Je suis persuadé que ceux qui ne les aiment pas n’aiment ni la vie ni les hommes. Car combien le premier ressemble au second! »
Sinan Antoon construit et déconstruit, tout en subtilité, dans la confrontation entre l’oncle et la nièce, les éléments qui amènent Youssef à vouloir rester vivre dans un pays ravagé, ainsi que les raisons qui poussent Maha à souhaiter un avenir meilleur ailleurs. Cette dernière appartient à la jeune génération meurtrie qui ne connait pas autre chose que la violence. Elle est hébergée avec son mari par Youssef dans la maison familiale, essayant tant bien que mal de se remettre du traumatisme d’une fausse couche suite à un attentat à la bombe perpétré devant sa maison, se réfugiant dans des prières à la Vierge Marie, avec l’espoir de quitter l’Irak un jour.
« Chacun pleure sur son Irak heureux. Mais quand je regarde toutes ces photos et les commentaires qui les suivent, je me rends compte que je n’ai même pas de jours heureux que je pourrais regretter! Mes jours heureux à moi ne sont pas encore nés. Je serai peut-être heureuse là-bas, loin de l’Irak, loin de la mort, des voitures piégées et de toute cette haine qui coule désormais dans les veines de chacun. Nous leur laisserons le pays pour qu’ils le brûlent, exhibent son cadavre et versent les larmes dessus une fois qu’il sera trop tard… »
L’écrivain irakien laisse aller tranquillement ses personnages à leurs monologues, sans chercher à donner du sens à la guerre, dont personne n’en sort indemne. Il en fait par contre des héros à part entière et les porte-voix des chrétiens d’Orient.
« Ave Maria», Sinan Antoon, Roman, ACTES SUD/Sindbad, 2018, 192 pages. (Titre original: Yâ Maryam, traduit de l’arabe (Irak) par Philippe Vigreux)
Sinan Antoon est né en Irak, de père irakien et de mère américaine. Il vit à New York depuis 1991, où il enseigne, écrit et collabore à des journaux. Il est l’auteur de plusieurs romans dont « Seul le grenadier » qui lui a valu le Prix de la littérature arabe 2017, et a traduit en anglais l’œuvre de Mahmoud Darwich, obtenant en 2012 le Prix de l’American Literary Translators Association.