C’est dans le décor d’un hiver monotone que Kaouther Adimi a choisi d’évoquer l’histoire de l’ancienne librairie Les Vraies Richesses, située au 2 bis de la rue Hamani, ex-rue Charras, à Alger, fondée en 1936 par Edmond Charlot.
La jeune écrivaine nous convie à une balade dans le dédale des rues de la capitale avant d’arriver dans ce lieu mythique, conçu par Edmond Charlot comme librairie, maison d’édition et galerie d’art, et annexé depuis 1992 à la bibliothèque nationale d’Alger.
Le roman relate plusieurs histoires où la réalité se mêle à la fiction: celle de la vie d’Edmond Charlot, dont Kaouther Adimi a imaginé le journal intime couvrant la période allant de 1935 à 1961; celle d’un pays, l’Algérie, à travers les épisodes marquants de la colonisation française; puis, plus contemporaine, l’histoire fictive de Ryad, jeune ingénieur en quête de stage manuel, venu transformer cette petite annexe de la bibliothèque nationale en magasin de beignets, sous le regard désabusé d’Abdallah, ancien préposé au prêt de la bibliothèque, et malgré l’indignation silencieuse des habitants du quartier, conscients que, dans cette ville marquée par les soubresauts de l’Histoire, Edmond Charlot «a laissé quelque chose de beau, quelque chose de plus grand que tout se qui se passait à l’extérieur.»
L’ambition d’Edmond Charlot, lorsqu’il loue le local au 2 bis de la rue Charras, est résumée par la devise « Des jeunes, par des jeunes, pour des jeunes ». Il était pétri de rêves et avait la vision d’un homme libre. En créant un espace où seul avait « droit de citer la littérature, l’art et l’amitié », Edmond Charlot a initié un mouvement, réuni des passions, attirant des écrivains comme Albert Camus, Emmanuel Roblès et Jean Amrouche, pour ne citer que ceux-là, formant un collectif d’intellectuels insoumis prêt à investir le paysage littéraire méditerranéen, et bien au-delà. Charlot sera le premier éditeur de Camus, alors méconnu du grand public, en publiant en 1936 sa pièce de théâtre Révolte dans les Asturies, interdite de représentation par la préfecture d’Alger, et éditera par la suite ses premiers textes L’envers et l’endroit et Noces. L’anticonformisme d’Edmond Charlot continuera de plus belle avec la publication du livre Silence de la mer de Vercors en 1943. L’approvisionnement en papier et en encre étant difficile en ces temps de guerre, Edmond Charlot se démène comme il le peut. Le tirage se fera sur du papier de toutes les couleurs, et la légende voudra aussi que des exemplaires aient été parachutés sur la France occupée. Edmond Charlot sera à sa manière un résistant. Son amour pour la littérature ne le protègera cependant pas contre les ambitions individuelles et les égoïsmes partagés. Mais son rêve littéraire sera plus fort que tout. Il lui survivra malgré le temps qui passe, les amitiés qui se délitent et les illusions perdues.
Quatre-vingts ans plus tard, les lieux n’oublient pas les histoires qui les ont traversées. Un nouveau slogan, affiché sur la devanture de la bibliothèque, a remplacé celui de Charlot: «un homme qui lit en vaut deux». Le jeune Ryad n’aime pas lire et souhaite en finir au plus vite avec sa mission qui consiste à donner aux lieux une autre destination. Le projet s’annonce ardu. Abdallah se pose comme gardien de la petite annexe et le bouscule dans son entreprise. Le vieil homme apparaît chaque jour devant l’ancienne librairie, un drap blanc sur les épaules, dressé comme un ultime rempart contre la destruction certaine de cet héritage culturel du quartier. Il assure à Ryad que « [l]es livres aiment tout le monde », qu’il faut les apprivoiser, les toucher et les sentir. Le discours d’Abdallah triomphera-t-il de l’indifférence de Ryad? En glissant dans sa valise, le livre, Rondeurs des jours, dédicacé en 1937 par Jean Giono à Edmond Charlot, Ryad emporte avec lui un morceau de la vie passée de la librairie Les Vraies Richesses qui tient son nom du titre d’un autre livre de Giono. Le dialogue entre le vieil homme solitaire et l’étudiant insouciant aurait pu se poursuivre pour notre grand plaisir. Nous aurions peut-être aimé que Kaouther Adimi développe encore plus de liens entre ces deux personnages de notre époque qu’un lieu aussi chargé d’histoires rassemble.
Mais le pari réussi de la jeune romancière, en imaginant la fermeture de l’ancienne librairie Les Vraies Richesses, est de nous faire penser à toutes ces librairies que l’on a fréquentées et qui ont disparu, et à toutes celles qui existent encore et que l’on a peut-être délaissées. Le métier de libraire est un métier de résistant. De tout temps, et encore plus de nos jours, face à la tendance des magasins à grande surface et à la puissance du commerce électronique, être libraire est une vocation ! Ce livre résonne comme un appel à soutenir les petites librairies de quartier pour ne pas les laisser sombrer dans l’oubli, dans l’indifférence générale.
En ravivant l’histoire de l’ancienne librairie Les Vraies Richesses, Kaouther Adimi édifie la légende d’un lieu que l’on n’est pas prêt d’oublier. C’est une des richesses de ce roman.

Une réflexion sur “Nos Richesses de Kaouther Adimi: ces librairies de quartier!”