L’effacement de Samir Toumi: le reflet d’une génération perdue

Dans son nouveau roman, « L’effacement », l’auteur, Samir Toumi, raconte une histoire à la première personne, mais son narrateur n’a pas de nom. Il se définit uniquement comme un « fils de ». Privilège d’héritier ou filiation pesante, la légende de son père, le Commandant Hacène, moudjahid, révolutionnaire algérien, le précède et lui emboite le pas. Le narrateur marche dans l’ombre de ce père, décédé depuis peu, dans une sorte de quête identitaire où la gloire des pères bâtisseurs de l’Algérie indépendante écrase le présent d’une génération née après la guerre de libération nationale.

Le roman débute par le premier effacement du narrateur survenu le jour de ses quarante-quatre ans, lorsqu’il constate l’absence de son reflet dans le miroir de sa salle de bain. Il devient invisible à lui-même, mais son reflet réapparaît. L’inquiétude de voir son image disparaître de nouveau l’amène à consulter un psychiatre, le Docteur B., qui lui diagnostique un trouble rare et très peu documenté, le « syndrome de l’effacement », affectant uniquement les hommes algériens, dans la quarantaine, nés après l’indépendance, suite à « une transmission intergénérationnelle, au sein d’une même famille, de traumatisme dus à la guerre de libération nationale ». Le narrateur, de nature peu loquace, se dévoilera alors, au gré de séances de psychothérapie, livrant des souvenirs de son enfance privilégiée, exposant le « pedigree » de ce père, flamboyant et autoritaire, qui bombait le torse et fumait le cigare ; dressant le portrait d’une mère détachée et dépressive qui voua toute son existence à celle de son mari ; évoquant d’une manière confuse sa relation avec sa fiancée, Djaouida, qui aime parler autant qu’il préfère se taire ; relatant les déboires de son frère Fayçal, adulte raté, qui mimait, petit déjà, son glorieux géniteur, réduisant le narrateur, durant leurs jeux de scène de guerre, au rôle de soldat traqué.

Samir Toumi repousse les limites du passé dans cette chasse au père (ou la traque du fils) tentant vainement d’ancrer ses personnages dans le présent. On est particulièrement saisi par le discours monotone et teinté d’ennui du narrateur, témoignant du mal-être de sa génération, pétrie, tout comme lui, d’anecdotes de guerre et nostalgique du « temps où l’Algérie était encore un pays normal ». Une génération qui radote sur la situation inquiétante du pays, dirigé par des corrompus, n’offrant pas d’autres choix que celui d’accepter d’y vivre au risque de s’effacer ou de s’exiler au risque de ressasser le passé. Il se pose en observateur indifférent, complètement détaché du discours environnant, en l’occurrence celui de Djaouida, de ses amis d’enfance, en passant par les commentaires déplacés de son collègue Hamid, jusqu’au jour où il assène sans raison une gifle à sa fiancée, tel un rejet de ce présent vide de sens. Cette fracture le précipite dans un gouffre de souvenirs, l’enfonçant un peu plus dans d’épuisantes séances de thérapie, sous le regard imperturbable du Docteur B.

L’écrivain algérien nous offre de très belles lignes sur le désarroi de ce « fils de » qui prend conscience de sa propre individualité au décès de son père:

« Il est parti, me laissant seul, dans une vie qui ne se déployait qu’en fonction de lui, qu’à partir de lui. Il est parti et je dois vivre avec un corps et des organes que je dois faire fonctionner tout seul, sans lui. Alors que ma mère survivait en statue pétrifiée sur un canapé, je suivais quant à moi le cours de mon existence, en marionnette désarticulée, sans envies, et depuis peu, sans reflet».

Mais, la figure du père et celle du fils se superposeront continuellement. Comme l’évocation du souvenir enivrant de Malika, amie de la famille, que le narrateur finit par revoir, pour s’imprégner de son parfum d’antan de femme libre et célibataire, se retrouvant littéralement blotti dans les bras de cette ancienne maîtresse de son père.

Embourbé jusqu’à lors dans une vie sans désir, ses sens se réveillent soudainement et son cœur palpite enfin! Un sentiment étrange et excitant le transporte vers Oran, cette ville joyeuse, dans laquelle il croise des personnages hauts en couleur, retrouve un appétit et plonge dans un monde nocturne où sensualité rime avec légèreté au rythme de la musique raï. Cette seconde partie du roman est apaisante. Si on ne s’attend quand même pas à la guérison du narrateur, tant son reflet est toujours absent, on se surprend à méditer sur une nouvelle définition de l’amour que l’auteur nous propose: est-ce cette « capacité de voir le reflet de l’autre ? ».

Définitivement, rien n’est simple pour ce personnage en devenir dont les effacements récurrents le confrontent à des absences mémorielles violentes, rendant son émancipation improbable. En perdant ses propres souvenirs, il ne lui reste que les souvenirs transmis par son père, ceux d’une guerre, que le narrateur n’a pas menée, pour construire un pays indépendant. Le fils sera-t-il toujours le gardien effacé d’un pays érigé en temple à la gloire du passé? L’auteur nous laisse un peu en suspens…sans doute espère-t-il pousser toutes générations confondues à une réflexion.

« L’effacement » de Samir Toumi, Roman, 216 pages, éditions barzakh, Alger, octobre 2016 (Prix de l’Association France-Algérie 2016).

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Ingénieur polytechnicien de formation, Samir Toumi vit et travaille à Alger où il dirige une société de conseil en ressources humaines.« L’effacement » est son deuxième roman, après «Alger, le cri », publié en 2013, aux mêmes éditions.

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